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Le capitaine Ramosé se tenait à l’entrée de la cachette dans les rochers, les pieds largement écartés, les mains sur les hanches. C’était, comme l’avait observé Bak, sa posture de commandement favorite.
— Maintenant, écoutez-moi bien ! Sauf pour vous soulager, vous ne mettrez pas les pieds hors de cet abri en mon absence. Vous m’entendez ?
Les quatre rameurs auxquels il avait ordonné de rester derrière acquiescèrent sans enthousiasme. Aucun d’entre eux n’envisageait avec joie de passer le prochain jour sur un étroit replat rocheux, à imaginer comment ses camarades se divertissaient à Bouhen.
— Si quoi que ce soit disparaît, je vous en tiendrai responsables, tous jusqu’au dernier. Compris ?
Ils opinèrent à nouveau du chef, frottèrent leurs pieds nus par terre, contemplèrent aigrement la marchandise de contrebande qui les enchaînait à ce lieu de désolation. Un marin parut sur le point de protester, mais l’air menaçant de Ramosé le convainquit de ravaler ses paroles.
— C’est donc réglé, conclut le capitaine.
Il se tourna, adressa un clin d’œil à Bak, et descendit le chemin vers son navire, amarré en bas de l’escarpement situé au nord de la terre cultivée.
Le vaisseau tanguait lourdement sur la houle, trop chargé pour conserver sa grâce. Une large planche reliait le pont à la pente en guise de passerelle. Deux marins transportèrent le sarcophage blanc sur le passage instable, l’un à la tête et l’autre aux pieds. Ils avançaient rapidement bien qu’avec prudence, de peur de glisser et de tomber à l’eau avec leur triste fardeau. Outre la cargaison première à destination d’Abou, le pont était encombré de cages, de jarres d’huiles aromatiques et d’encens – les marchandises les plus fragiles. Dans tous les coins restés libres, les rescapés du naufrage tâchaient de se faire oublier.
Pahouro, les épaules droites et les lèvres pincées, dissimulait fièrement son humiliation d’avoir été percé à jour si vite et si totalement. À moins qu’il ne se soit attendu à subir le courroux des dieux, ou de la puissante Kemet.
— Vous n’avez rien trouvé d’autre à bord ? l’interrogea Bak, une fois encore.
Il pensait aux défenses d’éléphant, car on n’en avait pas découvert parmi les articles de contrebande.
— Nous n’avons rien gardé, je te le jure devant le seigneur Dedoum[8] répliqua Pahouro, la voix tendue et l’échine raide.
Bak eut foi en ses paroles, que d’ailleurs le faux document énumérant les objets précieux semblait corroborer. Il n’était fait aucune mention d’ivoire.
Son regard se porta sur Ramosé, qui quittait le village en toute hâte, soulevant un nuage de poussière à chaque pas. Un chien jaune jappa dans un coin d’ombre, puis se leva et trotta le long d’une ruelle ensoleillée. Il s’arrêta pour renifler les talons de plusieurs femmes agenouillées devant un petit autel en brique, dédié à une divinité locale que Bak ne put identifier d’aussi loin. Il devina que ces femmes priaient pour la sécurité de leur village et de leurs hommes.
— Je tiendrai ma promesse, Pahouro, dit-il, irrité qu’on montre si peu de confiance en ses assurances. Je n’ai aucun désir de saigner ton village à blanc.
— Ce sont de vieilles femmes, lieutenant, des êtres fragiles qui se rappellent un temps ancien où nos hommes durent partir à la guerre. Pas un sur dix ne revint.
Bak se souvint des récits qu’il avait entendus sur la dernière grande guerre livrée dans cette région et plus loin au sud. Bien des années s’étaient écoulées depuis et le village semblait désormais plutôt prospère, avec ses vaches grasses et ses volailles dodues, ses champs riches, ses palmiers luxuriants et ses vignes qui donnaient sans doute des fruits succulents. Ce qu’on ne voyait pas, c’était la somme de labeur que tout cela avait requis, un labeur à briser le dos qui laissait peu de temps et d’énergie pour réparer les pauvres maisons, pour permettre aux malades de se rétablir, ou pour se rendre à Bouhen afin de participer aux festivités religieuses.
Bak se tourna vers les rameurs, respira profondément et ferma son cœur à l’idée de sa responsabilité envers Maât, de ses devoirs vis-à-vis de la maison royale et de sa souveraine.
— Dès à présent, afin que Ramosé sache que je vous l’ai demandé avant le départ et qu’il ne rejette pas le blâme sur vous, remettez au chef de ce village un lingot de cuivre ainsi que deux balles de peaux de vache.
Il parcourut des yeux les objets entassés dans l’abri, faisant la part de l’utile et du superflu.
— Donnez-lui aussi le plus petit des deux rouleaux de lin épais, et une jarre d’huile parfumée pour les femmes.
Pahouro tomba à genoux et cacha son visage, étreint par l’émotion. Bak s’éloigna précipitamment, maudissant son cœur trop tendre. Le commandant Thouti, dont la langue acérée avait fait trembler plus d’un brave dans ses sandales, ne le féliciterait pas d’avoir récompensé un village qui, selon la loi, méritait un châtiment.
— C’est bien là. Tu vois ?
Le marin au nez busqué s’accroupit à côté de petites boules brunâtres à moitié recouvertes par le sable, desséchées et durcies par la chaleur torride. Quelques mouches en parcouraient la surface sans rien trouver qui soit digne de s’attarder plus longtemps.
— Ils avaient dû jeter de l’eau sur les cages pour les nettoyer. Tu te souviens ? demanda-t-il au gamin, dont le singe s’accrochait à son cou. Le sable tout autour était humide quand nous sommes arrivés.
— J’ai trébuché dedans, acquiesça le garçon avec un léger embarras, en montrant l’endroit. Il faisait si noir que je ne voyais rien du tout.
Tjanouni, penché à côté d’un cercle irrégulier de rochers à une douzaine de pas, se redressa après avoir dégagé du sable une mince couche de cendres et quelques débris de bois calcinés.
— Si ce maigre feu était votre seule source de lumière, je suis surpris que vous ayez distingué les cages.
Mettant sa main en visière, Bak scruta la vaste plaine de part et d’autre du fleuve. Les sables, dénués de toute vie, animale comme végétale, tapissaient la terre depuis l’eau jusqu’à l’horizon qui se perdait dans une brume rose pourpre. Leur surface d’or bruni, adoucie de loin en loin par de petites dunes, paraissait trembler comme un être vivant sous ses voiles d’ondes de chaleur. De très haut dans un ciel bleu intense, Rê contemplait les humains, parcheminant leur gorge et brûlant le sable sous leurs pieds. Hormis le foyer de fortune et les déjections animales, l’orage avait préservé tel un complice les secrets du lieu en effaçant toute trace humaine.
Cette plaine stérile et d’une absolue désolation semblait un choix insolite pour un rendez-vous, songea Bak. Elle était trop visible, trop à découvert. Cependant, c’était un des rares coins le long du fleuve où deux hommes pouvaient se retrouver à l’insu de tous, surtout par une nuit sans lune.
— On s’est collés contre la berge et on a chargé rapidement. Aucun d’entre nous n’avait envie de traîner, indiqua le marin qui se leva et regarda autour de lui sans pouvoir retenir une grimace. Cet endroit ne nous plaisait pas. Une terre de mort, même dans la fraîcheur de la nuit.
— Qui est venu vous rejoindre ici ? interrogea Imsiba.
— On n’a pas vu âme qui vive, marmonna l’homme. Seulement…
Il se tut soudain, remua les pieds dans le sable d’un air gêné.
— On a aperçu des ombres dans l’obscurité, continua le jeune garçon d’une voix étouffée. Le plus vieux d’entre nous, un qui sait de quoi il parle, affirmait que les dunes sont d’anciens tombeaux. Alors, au début, on a craint que les ombres soient celles des défunts. Mais, plus tard…
— Et pourquoi pas l’homme sans tête ? souffla Tjanouni, railleur. Ou un autre spectre du désert ?
Bak lui imposa silence d’un froncement de sourcils, soucieux d’éviter toute interruption.
L’homme et le petit matelot se consultèrent d’un bref regard. Le second poursuivit :
— Plus tard, après le chargement, Maïa s’éloigna pour se soulager. Il n’avait pas fait dix pas qu’une flèche siffla, venue de nulle part, et le manqua de peu.
— Les morts ne portent pas d’arc et de flèches, dit son aîné d’un ton opiniâtre, comme s’il s’accrochait à son bon sens malgré la peur de l’inconnu. Et ils n’entraînent pas les navires de passage dans l’autre monde.
Ce fut au tour de Bak d’échanger un coup d’œil avec Imsiba.
— Vous avez vu un autre vaisseau ici ? Celui qui avait apporté la contrebande ?
— Non ! répliqua le garçon d’une voix si tranchante que le singe se cramponna à ses cheveux et se blottit davantage contre sa tête. On ignorait qu’il était à proximité jusqu’au moment où on a voulu repartir, et ce n’est pas sûr que la marchandise venait de là. D’abord, on a entendu à travers l’eau le gémissement et le craquement des vergues que l’on hisse, le claquement de la toile sous le vent. Peu après, le navire s’est élancé vers le sud et est passé devant nous toutes voiles déployées. Dans le noir, il était impossible de le distinguer.
« Et donc de l’identifier plus tard, conclut Bak non sans agacement. Surtout quand la raison des témoins est faussée par la peur. »
— Tiens, Mahou est encore là ! constata Ramosé, posté à la proue de son navire pour diriger les rameurs et le timonier tandis qu’ils se faufilaient contre le quai nord. J’aurais cru qu’à cette heure il serait en route pour Abou.
— J’avais oublié qu’on l’avait laissé ici.
Bak se rembrunit à la vue du navire de transport, qui n’était plus amarré sur le quai sud, comme la dernière fois, mais contre le quai central. Il leva brièvement la tête vers le soleil et soupira. On approchait déjà du milieu de l’après-midi. Tant pis pour la baignade délassante à laquelle il aspirait.
— Je ferais mieux de l’inspecter sur-le-champ, Imsiba. Les bœufs et les chèvres qu’il transportait sont un tribut destiné à la capitale. Plus vite ils repartiront vers le nord et mieux cela vaudra.
Les marins jetèrent les aussières sur les pieux d’amarrage et s’arc-boutèrent pour coller leur navire contre le quai. Dès que l’écart disparut, Bak sauta sur le débarcadère, Imsiba sur ses talons. Les pierres brûlaient sous leurs sandales et il régnait une chaleur étouffante.
Bak entraîna le Medjai vers le bout du quai, hors du chemin des hommes qui attachaient solidement le vaisseau et installaient la passerelle.
— Avant d’inspecter la barge, je dois me présenter devant le commandant Thouti. J’ai rarement d’aussi bonnes nouvelles à annoncer dans un rapport. J’aimerais être le premier à lui en faire part.
— Alors ne traîne pas, mon ami ! conseilla Imsiba avec un sourire en coin. Je parie que les rumeurs ont déjà pris leur essor.
— N’espère pas déjà te débarrasser de moi, répondit Bak d’un ton malicieux. J’ai plusieurs tâches à te confier.
— Tu me rassures. J’ai craint un instant de disposer du reste de la journée.
Bak éclata de rire, mais retrouva bien vite son sérieux.
— Avant toute chose, trouve Pachenouro, commença-t-il, faisant allusion au sergent medjai qui était le subalterne immédiat d’Imsiba. Dis-lui de chercher un endroit où détenir les naufragés – de préférence, une maison vide dans les faubourgs. Ces hommes ne nous ont pratiquement rien appris. Avec de la chance, quelques jours d’isolement leur rappelleront bien des détails qu’ils prétendent avoir oubliés.
— Lieutenant !
Ramosé avait contourné la cabine et tambourinait des doigts sur le sarcophage.
— Et ça, qu’est-ce que j’en fais ? Si je dois rapporter du village tout ce que nous y avons laissé, j’aurai besoin de la moindre coudée de libre sur le pont.
Indécis, Bak considéra le cercueil blanc. Il n’avait pas sa place dans un entrepôt. Quant à la Maison des Morts, les prêtres se plaignaient sans cesse du manque d’espace. Il n’avait pas remarqué les titres du défunt sur le manifeste, mais doutait que celui-ci ait été suffisamment illustre pour que les prêtres de l’Horus de Bouhen acceptent de conserver le sarcophage dans la demeure du dieu. Il ne put songer qu’à un seul autre endroit, bien que cela ne l’enchantât aucunement.
— Fais-le porter dans le vieux poste de garde, Imsiba. Nous trouverons bien une solution pour l’expédier à Abou d’ici un ou deux jours. Peut-être sur ton navire, capitaine ?
— Marché conclu, dit Ramosé en riant.
Imsiba secoua la tête avec un feint désespoir.
— Comme j’étais loin de me douter, la première fois que j’ai posé les yeux sur toi, mon ami, que tu me confierais la garde d’un cercueil !
Bak croisa les mains sur sa poitrine et imita la voix grave du prophète principal d’Amon.
— La maîtrise de maintes tâches diverses, voilà ce qui distingue le grand homme du vulgaire.
Imsiba tenta de prendre une expression accablée, mais ne put dissimuler son amusement. Le grand rire retentissant de Ramosé attira l’attention des marins, des pêcheurs et des passeurs, et se communiqua aux portefaix qui travaillaient durement à côté, sans qu’ils en connaissent la cause.
Quand l’hilarité générale s’apaisa, Bak reprit :
— Lorsque tu en auras terminé avec Pachenouro et le sarcophage, tu reviendras ici avec Hori. Toi, tu superviseras le transfert de cargaison jusqu’à l’entrepôt approprié, et lui consignera le transfert. Bref, tu procéderas concernant ce navire comme pour toute nouvelle arrivée à Bouhen, à ceci près que Ramosé ne paiera aucune taxe.
Thouti se renversa contre le dossier de son fauteuil, ajusta l’épais coussin sous son séant, et étendit ses jambes devant lui. La façon particulière dont il parcourait du regard la pièce aux murs blancs, nue et dépouillée, qu’il appelait son bureau, ne laissait aucun doute sur le plaisir que lui procurait son autorité. Bak était debout en face de lui, entre deux des quatre colonnes rouges soutenant le plafond. Excepté le fauteuil, la pièce ne contenait aucun meuble. Thouti la réservait à ses apparitions officielles ; son véritable lieu de travail était sa salle d’audience dans les appartements qu’il occupait avec sa famille, au deuxième étage.
— Tu as obtenu d’excellents résultats, lieutenant, déclara Thouti en se frottant les mains avec le sourire d’un enfant ravi. Vraiment, tu mérites des félicitations pour avoir convaincu le chef du village que mieux valait restituer la contrebande, pour lui et pour les siens. Et tu en as organisé le transport vers Bouhen dans les meilleures conditions possibles, vu les circonstances.
Jusqu’à présent, Thouti n’avait dispensé que des louanges, négligeant les menus objets offerts aux villageois. Peut-être fermerait-il les yeux, eu égard à l’énorme quantité de biens récupérés.
— J’ai eu la chance de pouvoir compter sur Ramosé. Peu de capitaines auraient été aussi serviables, alors que cela supposait de retarder leur voyage vers le nord.
Thouti déroula le faux manifeste et le lut rapidement tout en parlant :
Quand le vice-roi saura quel butin de choix tu as retrouvé, il enverra sans doute un message au vizir. Qui sait ? Ce haut fonctionnaire chuchotera peut-être la nouvelle à l’oreille de notre souveraine, Maakarê Hatchepsout.
À cette idée, Bak remua les pieds avec embarras. L’attention de la reine, la seule fois où elle s’était portée sur lui, lui avait valu d’être arraché au corps de la charrerie et exilé à Ouaouat. Heureusement, le châtiment supposé s’était révélé un présent des dieux. Il aimait Bouhen et ne voulait pas compromettre sa vie sur la frontière.
— Je ne sais ce que Pahouro comptait faire de tant d’objets de valeur. Il aurait pu troquer les peaux sans difficulté, et un ou deux lingots de temps en temps, mais pour le reste, toutes ces marchandises rares et coûteuses auraient attiré dans son village une nuée de fonctionnaires. Il aurait été bien en peine de répondre à leurs questions.
— Il aurait inventé une histoire extravagante, prétendant les avoir trouvées disséminées le long de la rive. On peut se demander comment il aurait expliqué que des lingots de cuivre puissent flotter ! Et les animaux ! soupira Thouti, levant les yeux du manifeste. Enfermés dans ces cages, ils auraient constitué la preuve formelle qu’il mentait.
Bak entendit le bruit feutré de sandales sur la pierre. Quelqu’un s’approchait de la porte derrière lui. Quelqu’un, espéra-t-il, qui désirait une entrevue avec Thouti, lui donnant l’occasion de s’éclipser et de retourner au port.
— Ils étaient bien soignés quand nous les avons trouvés, mais j’imagine que, tôt ou tard, les cages auraient été jetées dans le fleuve et les animaux noyés afin d’être dépecés sans danger. Les villageois ne pouvaient les relâcher, et n’avaient pas les moyens de les nourrir longtemps.
Thouti reporta son attention sur le manifeste et suivit du doigt les articles énumérés.
— Je ne vois pas mention de défense d’ivoire.
Un filet de sueur descendit lentement sur le sternum du lieutenant, lui causant une sensation désagréable.
— Non, chef. Quand j’ai vu tous ces objets précieux dans la cache, j’ai prié Amon qu’une défense se trouve parmi eux.
Il avait prié, en effet, mais essentiellement pour que sa vie et celle de Neboua puissent retourner à la normale, sans ces maudites inspections. Si Roï était bien à l’origine du trafic d’ivoire, leur besogne était terminée.
Thouti regarda derrière Bak et leva la main pour intimer à celui qui se tenait sur le seuil l’ordre de patienter au-dehors. Il roula le papyrus, planta ses coudes sur les bras de son fauteuil et, par-dessus ses doigts en pyramide, fixa avec attention le jeune officier, qui se crispa.
— Tu possèdes maintes qualités admirables, lieutenant, mais de temps à autre tu montres un manque de jugement surprenant de la part d’un homme de ta compétence. Comme ce matin.
— Chef…
— Pahouro et ses gens s’étaient appropriés une foule d’objets précieux qui revenaient de droit à la maison royale. Sans ton intervention, ils ne les auraient pas restitués, pourtant tu les as gratifiés d’une part de leur rapine ?
— Oui, chef.
Les traits de Thouti se durcirent.
— Je fais respecter la justice dans ce secteur. Moi, et non toi. Vu, lieutenant ?
— Vu, chef.
Bak sentit le sang affluer à ses joues. Il s’attendait simplement à un blâme officiel. Pas un instant il n’avait eu conscience d’empiéter sur l’autorité du commandant.
Encore blessé par la réprimande de Thouti, Bak se hâta de regagner le port pour inspecter le navire de Mahou. Il trouva le capitaine assis près de la proue, sur un panier d’osier retourné. Il conversait avec le lieutenant Kaï, un petit homme de trente ans aux épaules massives, qui se tenait sur le quai, la hanche appuyée contre un piquet d’amarrage. Kaï était nouveau à Bouhen. Officier d’infanterie, il avait été muté un mois plus tôt de la forteresse de Semneh, située plus au sud.
Bak les salua en levant son bâton de commandement et monta à bord à la tête de ses hommes, qui se déployèrent aussitôt sur le pont. Lui-même grimpa sur le château avant, d’où il pourrait observer une grande partie du navire, et bénéficier de toute la tranquillité dont il avait besoin pour recouvrer son sang-froid.
Il en voulait à Thouti de l’accuser d’empiéter sur ses prérogatives. Eh bien, c’était peut-être vrai, mais de façon minime et sans aucune mauvaise intention. Une chose était sûre : il ne pouvait revenir sur le passé et défaire ce qu’il avait fait. D’ailleurs, il n’était pas certain qu’il s’y serait résolu, même s’il en avait eu la possibilité. Qu’étaient les quelques babioles qu’il avait données aux villageois, comparées aux richesses de la maison royale ? Quant à Thouti…
Refrénant son irritation contre ce qui était une perte de temps au meilleur des cas, il examina la barge sur laquelle il se trouvait. La cabine était dotée d’une armature légère doublée de panneaux bruns en roseaux, susceptibles d’être installés ou ôtés selon le besoin, sa forme et sa taille se modifiant en fonction de la cargaison. Devant cet abri, la moitié de l’espace était surmontée d’une toiture de nattes et ceinte d’un enclos pour enfermer un troupeau de toute beauté, quoique de petite taille. Mais les magnifiques vaches rousses à cornes courtes, tribut d’un chef du Sud à la maison royale de Kemet, avaient été parquées à l’intérieur de la forteresse peu après que le navire eut accosté. Elles y demeureraient jusqu’au moment de reprendre le fleuve.
L’avant du pont, où s’entassaient de hautes bottes de foin et des sacs de grain pour nourrir les animaux, restait à la merci des éléments. L’arrière de la cabine était aménagé de même afin de transporter un troupeau de chèvres blanches à long poil, qui avaient également été conduites à terre, dans un enclos. Presque aussi précieuses que le bétail, elles composaient un autre tribut pour le Nord. Le pont avait été balayé, et la fraîche odeur du foin couvrait celle pourtant tenace du fumier.
Entre les bottes et les sacs, le pont recelait d’innombrables cachettes. Il en irait de même dans la cabine et la vaste cale. Mais, fût-ce au prix d’un effort effréné de son imagination, Bak ne pouvait concevoir que Mahou ait trempé dans un trafic de contrebande. Les animaux splendides attestaient l’intégrité du capitaine. Aucun chef important n’aurait confié un troupeau si précieux à un homme d’une honnêteté douteuse. Pourtant, l’instinct de Neboua, bien que parfois dans l’erreur, s’avérait le plus souvent digne de foi.
Le regard de Bak se porta vers la silhouette brune du capitaine Mahou, à l’arrière. Jusqu’à quel point Roï lui était-il étranger ? Le policier ignorait combien de navires au juste faisaient la navette entre Abou et Bouhen, mais ils n’étaient sûrement pas nombreux au point que les équipages ne nouent aucun lien. Sautant du gaillard d’avant, il parcourut rapidement toute la longueur du pont jusqu’à la poupe, où il s’excusa d’avoir retenu le navire si longtemps.
Mahou refusa ces excuses d’un signe de main.
— Tu n’es pas responsable de ce retard, lieutenant. Nul n’est à blâmer sinon le vice-roi… ou les dieux, qui ont permis que le vaisseau de Roï s’échoue pendant la tempête. À supposer que ce soit ce qui s’est réellement passé.
— Les rumeurs les plus invraisemblables se sont multipliées depuis qu’on a appris le naufrage à Bouhen, intervint le lieutenant Kaï.
— On a même suggéré une mutinerie, confirma Mahou avec un petit rire.
Kaï pointa son bâton vers le quai nord, où attendait le navire de Ramosé.
— Maintenant, nous voyons de nos yeux que l’équipage de Roï revient sans son capitaine. Celui-ci a-t-il été victime de la fureur du fleuve, ou de ces brutes, comme certains l’insinuent ?
— Ses hommes jurent qu’il a été emporté par une vague, dit Bak, observant un soldat qui démontait un panneau de la cabine. Je suis enclin à les croire. Sans lui pour les guider dans la tempête, ils se sont échoués et maintenant ils ont l’air perdus.
— Rien d’étonnant à cela ! Roï avait amené la plupart d’entre eux avec lui en venant de Kemet. Ils lui obéissaient depuis des années.
Si Mahou était préoccupé par l’inspection, il n’en trahissait rien.
— Le connaissais-tu bien ? interrogea Bak.
— Aussi bien qu’on pouvait y parvenir.
Mahou regarda Psouro, le Medjai massif au visage grêlé par la petite vérole, soulever la trappe du pont arrière et, avec deux de ses compagnons munis d’une petite torche, descendre dans la cale.
— C’était un homme tranquille et solide comme un roc, qui gardait ses idées pour lui. Un marin expérimenté. Il connaissait le fleuve mieux que beaucoup et manœuvrait son bateau aussi facilement qu’une barque du quart de sa taille.
Bak jeta un coup d’œil vers le navire de Ramosé, où une file d’hommes chargés d’animaux descendait la passerelle, puis le quai nord jusqu’à la forteresse. Les cages pendaient au bout de longues perches, afin que les porteurs restent à distance respectueuse des griffes et des dents acérées.
— As-tu jamais entendu dire qu’il convoyait des cargaisons illicites ?
— Oui, on raconte que des monceaux d’objets de contrebande étaient entreposés sur son pont, dit Mahou, sans quitter des yeux les hommes qui sondaient le foin et les sacs de grain. Cependant, pour autant que je sache, il n’était pas différent de la plupart : honnête mais pas incorruptible, et prêt à courir un léger risque, mais trop sérieux pour en faire son habitude.
— Il n’avait pas d’animaux en cage à bord la veille de la tempête, lorsqu’il a quitté Bouhen, intervint Kaï. J’ai vu le bateau partir. As-tu demandé à son équipage où ils les ont chargés et qui les leur a livrés ?
— Chef ! appela Psouro, son visage aussi vide d’expression qu’un masque, en se hissant à demi par la trappe. On a trouvé quelque chose que tu devrais voir.
Bak remarqua l’impassibilité du Medjai, le soin avec lequel il omettait de nommer ce qu’il avait trouvé. De la marchandise frauduleuse ? Mahou, de son côté, semblait intrigué, mais non effrayé comme l’aurait été un homme sur le point d’être convaincu de contrebande. Le regard curieux du lieutenant Kaï allait de l’un à l’autre de ses compagnons.
Bak s’approcha de la trappe d’où Psouro s’effaça, et il se glissa dans la cale. Le carré de lumière dessiné par l’ouverture illuminait des piles parfaites de lingots de cuivre, qui occupaient une grande partie du sol à proximité. Accoutumé à la vive clarté qui inondait le pont, Bak ne voyait rien au-delà, excepté les deux torches apportées par ses hommes et, tout au bout de la soute caverneuse, un second carré de lumière tombant de la trappe ouverte sur le pont avant. Il s’accroupit et ferma les yeux le temps de s’adapter à l’obscurité. Il eut une perception accrue du navire dansant sur l’onde, de l’eau léchant la coque, de l’odeur des torches se consumant. De minuscules pattes griffues trottinèrent près de lui – sans doute un rat.
Quand enfin il put voir, il se leva. Le plafond était très bas. Il avança courbé, attentif à ne pas se cogner la tête contre les poutres transversales. Après les lingots, il contourna plus d’une centaine de hautes jarres rouge brique, empilées et arrimées de manière à résister au roulis. Les deux hommes descendus avec Psouro étaient agenouillés devant un amoncellement de toile blanche : la voile entreposée en bas pendant le trajet dans le sens du courant. Le reste de la cale était rempli de blocs de pierre brute, fournissant le surcroît de lest requis pour faire contrepoids. Leur odeur de poussière se mêlait aux relents de l’eau stagnante, aux effluves des céréales et aux vestiges d’une infinie diversité des précédentes cargaisons.
Psouro s’était accroupi lui aussi près de la voile et Bak le rejoignit. L’épaisse et lourde toile de lin avait été pliée soigneusement afin de pouvoir être réinstallée sur les mâts sans grand effort le moment venu. Les six ou sept premiers plis du dessus étaient rabattus en arrière, révélant, sur le pli suivant, un long cône recourbé d’ivoire brut – une défense d’éléphant, de la taille d’une jambe humaine.
— Je ne savais pas que la défense était là ! affirma Mahou, qui paraissant anéanti et essuyait son front en sueur. Je jure, par Amon et par tous les dieux de l’Ennéade[9], qu’elle ne se trouvait pas à bord quand nous avons déposé la voile en bas.
Bak scrutait le capitaine, pas aussi certain qu’il l’aurait voulu d’avoir mis la main sur le coupable. Mahou était soit un fieffé menteur, soit un innocent injustement accusé.
— Comment et à quel moment y est-elle arrivée, en ce cas ?
Mahou fixa la défense posée à ses pieds comme s’il avait devant lui un serpent venimeux.
— Si je le savais, je te le dirais, ne crois-tu pas ?
Un nombre croissant de curieux s’étaient plantés sur le quai, le long du navire. Ils discutaient entre eux en murmurant, craignant de manquer un seul détail. Des marins et des pêcheurs, pour l’essentiel, alertés par les éclats de voix portés par le vent. Le lieutenant Kaï n’était pas resté parmi eux ; à l’évidence, il n’appréciait pas le spectacle d’un homme humilié.
— Je me vois contraint de te faire prisonnier, capitaine Mahou, et de confisquer ta barge avec sa cargaison.
Bak s’exprimait à voix basse pour ne pas rabaisser l’officier aux yeux des badauds. Mahou se redressa de toute sa taille et contempla son navire, dont il tirait une fierté manifeste.
— Je n’ai commis aucun mal. En poursuivant la vérité, tu sauras à coup sûr que je suis innocent.
Bak appela Psouro et lui donna de nouvelles consignes. L’inspection devait continuer et le sergent en assumerait la responsabilité. Il fallait poster des sentinelles qui interdiraient tout accès à bord. Quand les policiers auraient terminé leur besogne, seul l’équipage, dont le navire était l’unique foyer, serait autorisé à monter.
Certain que Psouro pourrait se passer de sa présence, Bak désigna un grand Medjai à la musculature imposante parmi l’équipe d’inspection pour escorter le capitaine avec lui. Mahou marchait la tête droite et tâchait sans succès de cacher son désarroi. La petite foule chuchotante s’écarta pour les laisser passer, se reforma derrière eux et les suivit vers la citadelle. Alors qu’ils allaient quitter le chemin en plein soleil pour pénétrer dans l’ombre de la porte à double tourelle, Bak salua la sentinelle de son bâton de commandement. Le vétéran aux cheveux grisonnants lança à Mahou un regard curieux, puis considéra les hommes derrière eux comme s’il n’était pas sûr de l’attitude à adopter à leur égard. Le Medjai résolut le problème pour lui. Il se retourna, leva sa longue lance horizontalement en la tenant à deux mains et se campa, jambes largement écartées, devant les badauds pour les contenir en arrière.
Bak et Mahou entrèrent dans le couloir de l’enceinte, passant si brusquement de la lumière à une quasi-obscurité qu’ils eurent la sensation d’être aveugles.
— On dit que tu cherches inlassablement la vérité, dit Mahou. Le feras-tu pour moi ?
— Et si j’ai la preuve de ta culpabilité ?
— Je n’ai rien fait de mal, je te le jure.
Dans la voix de Mahou, Bak perçut une sincérité qui le convainquit presque.
— Je m’y emploierai de mon mieux.
Côte à côte, ils sortirent du passage. L’orbe enflammé du soleil au-dessus des remparts descendit sur la citadelle et embrasa les murs blancs des bâtiments le long de la rue. Ébloui, Bak ferma les paupières. Il perçut un chuintement, suivi d’un choc sourd et du cri de Mahou faisant un bond en arrière. Bak fit volte-face et vit le capitaine fixer, les yeux écarquillés, une flèche plantée dans son abdomen. Un autre sifflement, un nouveau choc, et une seconde flèche se ficha sous la cage thoracique de Mahou, qui tomba à la renverse sur les pavés. Sa vie s’écoulait sur les pierres en une mare rouge qui grossit rapidement. Il tenta de parler. Une mousse de sang apparut sur ses lèvres et il perdit connaissance.
Hurlant pour alerter la sentinelle, Bak scruta la rue à la recherche de l’assaillant. L’éclat cru des murs et des pavés, décuplé par la lumière aveuglante, lui brûlait les yeux. Trois petits garçons, qui jouaient dans la poussière derrière l’ancien corps de garde, passèrent la tête au coin du mur, attirés par ses cris. Deux vieilles femmes, mues elles aussi par la curiosité, sortirent de l’ombre d’une rue adjacente. Tous restèrent bouche bée, trop saisis pour bouger, trop effrayés pour s’approcher. Aucun d’eux n’avait pu voir la scène à l’instant précis où Mahou avait été abattu.
L’attention de Bak fut soudain attirée par un mouvement en haut sur sa gauche, vers le toit du bâtiment d’en face. Un réservoir dont le rez-de-chaussée servait à engranger du blé, mais dont l’étage endommagé était désaffecté. Bak entrevit une forme sombre, indistincte dans la lumière éclatante. Un moment plus tard, elle avait disparu.
Mahou gémit, battit des cils. Son souffle était saccadé et laborieux.
— Chef ! répondit la sentinelle surgissant du couloir, avant de s’arrêter net à la vue du blessé.
— Reste auprès de cet homme et envoie chercher le médecin. Moi, je m’occupe de celui qui a fait ça, dit Bak d’une voix dure.
Il courut au réservoir, ouvrit la porte à la volée et fonça à l’intérieur. Le garde de faction dormait, recroquevillé dans un coin. Il s’éveilla en sursaut, se releva tout hébété et saisit sa lance, appuyée contre le mur à côté de son bouclier. Au même instant, il reconnut Bak. L’arme lui échappa des doigts et tomba sur le sol de terre battue.
— L’escalier ! cria Bak. Où est l’escalier qui mène au toit ?
Le garde tendit le doigt vers une porte ouverte.
— Par là ! Dans la première pièce à droite.
Bak se précipita le long d’un couloir obscur, adressant une prière hâtive à Amon afin de mettre très vite la main sur celui qu’il cherchait. Il trouva un passage, aperçut un escalier en brique crue montant vers l’étage. Un faisceau de lumière tombait d’en haut et illuminait les marches. Il les gravit quatre à quatre, se retrouva dans une courette intérieure, si petite que la suite de l’escalier l’occupait à moitié. Il poursuivit son ascension précipitée, déboucha sur le toit, s’arrêta. Des ondes de chaleur s’élevaient de la surface de plâtre blanc, tellement aveuglante que ses yeux en larmoyèrent. L’étendue presque carrée était déserte et empestait le poisson. Une âme entreprenante avait nettoyé des douzaines de perches puis les avait étalées pour les faire sécher. Les toitures environnantes étaient aussi brûlantes, aussi peu engageantes, aussi vides. Du linge séchait sur l’une d’elles. Sur une autre, de petits grains sombres – des raisins, sembla-t-il à Bak – constellaient un drap déployé.
Contournant les poissons, il traversa le toit vers le coin de la rue et héla les deux vieilles. Elles n’avaient pas vu d’homme armé. Il courut le long du parapet vers l’angle le plus éloigné, à l’arrière du réservoir. De là, il pouvait voir les deux rues et leur intersection. Excepté deux chiots marron jouant à se battre et un groupe de lanciers entrant dans la forteresse, elles étaient vides. Certes, le meurtrier avait bien choisi son heure. Peu de gens s’aventuraient sous ce soleil de plomb.
Il rebroussa chemin, zigzaguant pour scruter plusieurs courettes qui servaient jadis de source d’air et de lumière au dédale de pièces de l’étage au-dessous. Abandonnées depuis des lustres, elles avaient emprisonne au fil des ans une épaisse couche de sable parsemé d’éclats de poterie, de fragments de bois pourris et de débris de plâtre. Dans l’une d’elles, il surprit trois rats qui mordillaient un objet non identifiable. Dans une autre, des passereaux nichaient dans les trous d’un mur croulant. Nulle part il ne trouva un seul moyen de descendre du toit, ni même la moindre empreinte sur le sable.
Le temps qu’il rejoigne la cour principale, son assurance avait commencé à faiblir. L’avant du bâtiment, au-dessus de l’entrée gardée par la sentinelle, semblait une voie d’évasion improbable. Deux fois plus grande que les autres cours, celle-ci avait subi un plus violent assaut de la part des éléments. Un vaste pan de mur s’était effondré. Tandis qu’il courait vers l’ouverture, il sentit le toit fragile vibrer sous ses pas et remarqua un réseau de minuscules craquelures sur le plâtre, là où la charpente s’était usée. Il ralentit et progressa aussi légèrement que son poids le lui permettait, avec prudence.
Alors qu’il s’agenouillait près du rebord, le sol céda sous ses pieds puis se stabilisa, après une secousse brève mais violente qui lui noua la gorge. Il étouffa un rire nerveux et regarda en bas, dans la cour intérieure. Juste au-dessous de lui, un monceau de briques jonché de sable et de détritus était creusé, comme sous le poids d’un objet lourd. Ou comme si un homme avait sauté d’en haut.
Jurant entre ses dents, Bak se laissa tomber du toit. La chute n’était pas dangereuse, il se reçut en douceur mais dérapa et dévala les briques sur le dos – de même que celui qui l’avait précédé. Ilse releva, s’épousseta tout en regardant autour de lui. Une série de pas traversait le sable jusqu’à un passage, sur sa droite. L’ayant franchi, il se retrouva dans un long couloir donnant de chaque côté sur d’autres passages à ciel ouvert. Il courut de l’un à l’autre sans découvrir personne. Il s’élança dans le dernier et, là, il se figea. Une échelle était dressée au milieu, les barreaux supérieurs calés dans une petite ouverture carrée donnant sur le toit. Un arc presque aussi grand que Bak et un simple carquois de cuir garni de flèches étaient cachés dans l’ombre.
Il jura de plus belle. Seul un homme sûr de s’échapper avait pu abandonner son arme. Un homme rusé, aussi, car elle risquait d’attirer l’attention sur lui.
Tout en sachant que ses efforts étaient vains, Bak grimpa sur l’échelle et regarda au-dehors. Comme il s’y attendait, la surface de plâtre blanc s’étendait devant lui, sans personne en vue. Pendant qu’il perdait son temps à courir d’une pièce à l’autre, son gibier avait pris la fuite.
Il lui en coûtait de le reconnaître, mais il avait eu affaire à plus malin que lui. Dépité, il ramassa l’arc et le carquois pour les examiner. C’étaient des armes ordinaires ne différant en rien des centaines d’autres entreposées dans l’arsenal et portées par les archers de Bouhen. Elles n’auraient pu être plus banales.
— Il a expiré dans mes bras, dit la sentinelle, à genoux près de Mahou en fixant ses propres mains ensanglantées. Pourquoi suis-je aussi ému, moi qui ai vu tant de mes compagnons fauchés sur le champ de bataille ?
Bak contempla le capitaine, assassiné sommairement et sans raison apparente. Mahou gisait sur le dos dans la position où la sentinelle l’avait laissé, un bras le long du flanc, l’autre sur sa poitrine, retenu par les flèches qui lui avaient volé sa vie. Son teint semblait de cire, son hâle foncé formant un contraste saisissant avec la blancheur de son ventre, rarement exposé au soleil. Des ruisselets écarlates avaient coulé des blessures pour se figer sur les pierres, sous son corps.
— A-t-il parlé avant de mourir ?
— Il a dit…
Le soldat se releva et mit ses mains derrière son dos, comme s’il ne pouvait plus en supporter la vue.
— Il a essayé à plusieurs reprises, mais le sang étouffait ses paroles. Enfin, dans un dernier souffle, il a trouvé la force de prononcer : « Je n’ai rien fait de mal. »
Bak grimaça, atterré par la mort de Mahou et furieux contre le meurtrier. Quelle espèce de serpent avait pu guetter patiemment cet homme escorté vers la prison pour l’assassiner, alors qu’il était destiné à périr, de toute façon, à moins d’être innocenté ?
— Je m’y emploierai de mon mieux, s’entendit-il murmurer, répétant la promesse formulée à Mahou lorsqu’il vivait encore.